Après les manifestations massives contre les violences policières et les émouvantes funérailles de George Floyd, le mouvement des droits civiques Black Lives Matter est à un tournant. Quelles suites peut-il donner pour marquer l’histoire ? Éléments de réponse.
Nuit après nuit, des milliers de manifestants continuent de battre le pavé dans les 50 États américains pour réclamer plus de justice et d’égalité depuis la mort de George Floyd. Dans chaque cortège, on scande « Black Lives Matter » (« Les vies des Noirs comptent »), le nom de ce mouvement de lutte pour les droits civiques né en 2013 sur les réseaux sociaux. L’ampleur de la mobilisation, qui compte énormément de Blancs, est inédite depuis les années 1960.
« Black Lives Matter est en train de gagner »
« Il y a encore sept ans, c’était extrêmement radical de dire ‘Black lives matter' », a rappelé récemment l’une des fondatrices du mouvement, Patrisse Cullors. Désormais, les trois mots s’inscrivent en lettres capitales sur la 16e rue de Washington, celle qui mène à la Maison Blanche. Les mentalités ont, semble-t-il, évolué : près de la moitié des Américains (49 %) jugent aujourd’hui que la police est davantage susceptible d’user d’une force excessive contre un suspect noir, contre 25 % en 2016, selon un sondage de l’université Monmouth.
« Black Lives Matter est en train de gagner », titrait le New York Times le 10 juin. Le mouvement « peut provoquer un changement structurel », écrit Farhad Manjoo qui, dans son édito, compare les deux dernières semaines de mobilisation au mouvement #MeToo. La parole s’est libérée sur les réseaux sociaux pour dénoncer les violences policières et le racisme systémique : le hashtag #BlackLivesMatter a été utilisé environ 3,7 million fois par jour depuis le 26 mai, selon une étude du Pew Research Center.
Briser « l’armure idéologique » de la police
Le collectif, qui appelle à éradiquer les violences policières racistes mais aussi l’impunité des forces de l’ordre, a permis de briser « l’armure idéologique » de la police en Amérique, note également le New York Times. Ainsi, plusieurs villes ont déjà annoncé des réformes de leurs services de police : Houston a interdit l’usage des « prises d’étranglement », Washington va exclure les syndicats des procédures disciplinaires engagées contre ses agents, New York a levé la clause qui protégeait les policiers accusés de « bavures ».
Au niveau fédéral, les manifestants appellent aussi le Congrès à adopter le « Justice and Policing Act », soutenu par plus de 200 élus essentiellement démocrates. Il entend créer un registre national pour les policiers commettant des bavures, faciliter les poursuites judiciaires contre les agents et repenser leur recrutement et formation. Bien que l’avenir de ce texte apparaisse très compromis au Sénat, à majorité républicaine, il aura le mérite de provoquer un débat au niveau fédéral.
« En 60 ans, les inégalités perdurent »
Voilà pour les avancées qu’a d’ores et déjà provoqué la mobilisation inédite de la rue ces derniers jours autour de la question noire. Mais dans les semaines et mois à venir, quel est l’avenir de Black Lives Matter ? Faut-il s’attendre à un essoufflement du mouvement ? Rappelons que la colère qui a enflammé les rues depuis le 26 mai a des origines plus profondes que la mort de George Floyd. « Cette affaire n’est qu’un élément déclencheur », estime Claire Bourhis Mariotti, maîtresse de conférence à l’université Paris-8 et spécialiste de l’histoire des Africains-Américains.
L’indignation des Noirs américains face aux inégalités sociales couvait depuis longtemps : 400 ans après le début de l’esclavage, plus de 50 ans après l’adoption de la loi sur les droits civiques, les Afro-Américains ont toujours deux fois et demi plus de risques d’être tués par la police que les Blancs. Ils sont aussi plus touchés par la pauvreté que les Blancs, surreprésentés parmi les victimes du Covid-19, ainsi que dans la population carcérale. « En 60 ans, rien n’a changé, les inégalités perdurent », résume la sociologue, persuadée qu’il y aura « d’autres George Floyd ».
Absence de leader
Il est fort probable que les activistes de Black Lives Matter, qui affichent un rejet de la politique de Donald Trump, s’invitent dans l’agenda des candidats à la prochaine élection présidentielle, comme ce fut le cas en 2016 dans des meetings de Bernie Sanders, le candidat malheureux de la primaire démocrate.
En hausse dans les sondages après avoir prononcé un discours lors des funérailles de George Floyd, le candidat démocrate Joe Biden tente de se rapprocher du mouvement. Dans une tribune dans USA Today cette semaine, il a appelé à « éliminer le racisme systémique dans nos lois et nos institutions ».
Dans ce contexte électoral, les manifestations vont-elles perdurer encore plusieurs jours, voire plusieurs semaines ? Claire Bourhis Mariotti émet des doutes sur un tel scénario. « Par le passé, les manifestations de ce type se sont toutes délitées avec le temps », commente la chercheuse, qui compare cette mobilisation à celle de 1968 après la mort de Martin Luther King. « C’était aussi une année électorale, mais les rassemblements qui avaient eu lieu en juin avaient fini par s’arrêter pendant l’été », ajoute-t-elle.
Autre frein à l’évolution de ce mouvement décentralisé en une dizaine d’entités locales entre les États-Unis et le Canada : l’absence de leader. « Ces mouvements qui naissent avec les réseaux sociaux sont très horizontaux, décrypte la chercheuse. L’absence de tête charismatique freine généralement les prises de décisions et les actions finissent par s’essouffler. »